20 Jan L’économie bio-sourcée est d’abord une affaire de paysans et de forestiers
Interview de Claude Roy /// AGRA PRESSE
Le CLUB / 2019
Marc Nicolle / Agra Presse : À chaque page de votre livre, vous parlez en même temps des agriculteurs et des forestiers, des surfaces agricoles et des surfaces forestières. Cela pour l’alimentation, la chimie, les matériaux de construction et l’énergie. L’agriculture serait-elle en train de se faire « doubler » par la forêt ?
Non, pas le moins du monde ! Il n’y a pas d’opposition entre l’agriculture et la forêt, mais au contraire, beaucoup de synergies sont possibles. Agriculture, forêt, même combat pourrait-on dire ! : l’une et l’autre sont ou seront nécessaires pour fournir les produits alimentaires, les produits chimiques, les matériaux de construction, les biocombustibles ou les carburants biosourcés dans une économie post-pétrolière contrainte par le climat telle qu’elle s’annonce. De plus, grâce à l’activation de la photosynthèse, agriculture et sylviculture sont les seules pompes à carbone sur Terre, avec les océans, permettant d’amortir la menace climatique qui pèse lourdement sur notre avenir.
Et même, bientôt, les biocarburants et la chimie biosourcée de deuxième génération, qui seront élaborés à partir de la cellulose du bois et des pailles, viendront solidariser simultanément les métiers et les intérêts des sucriers, des amidonniers et des opérateurs de la filière bois. Grâce aux biotechnologies et aux enzymes, on peut en effet « débobiner » désormais la cellulose en molécules primaires de sucres pour produire ensuite toute une gamme de molécules recombinées, du bioéthanol-carburant à la chimie, et même à l’alimentation. Autant de raisons, donc, pour lesquelles on ne peut pas, et on ne doit pas dissocier l’agriculture et la sylviculture, ni les agriculteurs et les forestiers.
Vous mentionnez l’éthanol à partir du bois. Est-on vraiment près de la phase d’industrialisation ?
La phase de recherche est achevée en France, grâce au programme FUTUROL. La phase pilote également. Maintenant il faut passer à la phase industrielle, et les enjeux sont importants, surtout après la publication de la Directive Européenne RED II sur la promotion des énergies renouvelables dans les transports. Mais il subsiste toujours, bien entendu, des questions auxquelles nous devrons répondre avec les industriels et les financiers avant de se lancer. D’autres pays sont aussi dans la course, avec les mêmes questions, américains, italiens, roumains… L’industrialisation de tels procédés ne va jamais de soi en effet, et pour personne !
Mais d’après ce que j’en sais, les Français, avec le programme FUTUROL qui fut développé de 2008 à 2018 dans la Marne au sein de la bioraffinerie de Pomacle-Bazancourt, puis à Compiègne, se sont posé les bonnes questions technologiques, avec les bonnes réponses. Et déjà, les licences du procédé FUTUROL sont ainsi mises en vente au niveau international par la société AXENS, une filiale de l’Institut Français du Pétrole.
Quels doutes restent à lever avant de voir l’industrialisation de l’éthanol cellulosique ?
En fait de doutes, ce sont plutôt des vérifications qui restent à conduire avec les investisseurs, en conditions opérationnelles réelles, et pour des volumes adaptés à la production de masse : Peut-on d’abord, effectivement, mélanger, dans les approvisionnements d’une future unité industrielle, toutes les essences de bois et autres pailles (céréales, miscanthus et sorgho par exemple) ? Quel sera ensuite le rendement massique effectif en usine pour la transformation de la matière ligneuse en éthanol ? A quel prix, enfin, les producteurs de cellulose (agriculteurs, scieurs et forestiers) pourront-ils concrètement vendre leurs résidus de bois et leurs pailles ?
Une première unité industrielle d’éthanol ligno-cellulosique pourra alors être conçue et réalisée en France à moyen terme. Un investissement de 200 M€ peut être ainsi envisagé, pour une première unité mettant en œuvre annuellement 300 à 350 000 tonnes de bois et produisant au moins 100 000 tonnes d’éthanol. Et l’on imagine qu’il faudrait à terme construire quatre usines de ce type dans l’Hexagone, pour une production de 400 000 tonnes d’éthanol par an. Rappelons que ces productions ne viendront en aucun cas remplacer les biocarburants conventionnels de 1ère génération actuels. Les deux filières de première et de deuxième génération sont et doivent rester parfaitement complémentaires.
Aura-t-on assez de surfaces en France ? D’autres pays comme le Brésil ne sont-ils pas mieux placés pour occuper les premières places dans la bioéconomie ?
D’abord je ne pense pas qu’on ait intérêt à promouvoir une spécialisation internationale des agricultures, selon laquelle il faudrait confier par exemple la production mondiale de sucre et de fibres au Brésil, celle de maïs et d’amidon aux États-Unis et celle de fruits et légumes à la France…. Un des enjeux majeurs est précisément de savoir diversifier nos productions pour mieux s’adapter et mieux résister, ne serait-ce qu’aux conséquences de la dérive climatique. Ensuite, notre pays a des terres, des ressources, une recherche et des filières d’excellence aux forts potentiels.
Qui plus est, les filières de la bioéconomie sont avant tout alimentées par des coproduits et des sous produits, et elles valorisent d’ailleurs elles mêmes leurs propres coproduits. C’est la base même des bioraffineries, et c’est un exemple clé d’économie circulaire. FUTUROL a ainsi montré qu’on peut cracker de la cellulose avec des enzymes, et en faire des sucres, puis des produits recombinés.
Concernant la ressource en bois, les potentiels de production de nos forêts sont considérables. Le reboisement en résineux de 50 000 ha par an, qui est nécessaire comme à l’époque du Fonds Forestier National, libérerait en outre, chaque année, 10 millions de mètres cubes supplémentaires de bois de taillis de faible qualité pour les industries du papier, du panneau et de l’énergie (sans même parler aussi de la valorisation des bois de haies et de bocages). Les quantités de bioressources disponibles en France, dans les champs et dans les bois, sont et seront donc largement suffisantes pour développer une bioéconomie équilibrée. Et pour la première fois, peut être, on verra des industriels du bois travailler en synergie avec ceux de l’agro-industrie !
Vous avez évoqué la construction comme un secteur fortement demandeur de fournitures agricoles et forestières. Quelles sont les perspectives de marché et quels sont les atouts du biosourcé ?
Le domaine de la construction est en fait le principal utilisateur mondial de matières premières. Depuis un siècle, l’extraction de matériaux de construction a été multipliée par 34. Or, la production mondiale de ciment par exemple, qui croît sans cesse, émet entre 5 % et 6 % des gaz à effet de serre relargués sur notre planète. En France, une étude sur les labels BBC de construction (basse consommation) a montré que plus de la moitié des émissions de CO2 dues aux bâtiments étudiés provenait de l’énergie de fabrication des matériaux minéraux utilisés en construction. Or, une évaluation équivalente avait montré, en 2000, que la fabrication d’une structure en bois-fibres consommait par exemple 9 fois moins d’énergie que pour produire son équivalent en béton, et 17 fois moins que pour son équivalent en acier. La bioéconomie se révèle donc tout aussi vertueuse et efficace pour les biomatériaux que dans le champ des bioénergies.
On assiste d’ailleurs à un développement très rapide de l’utilisation des biomatériaux dans la construction, et ceci même pour des immeubles urbains jusqu’à huit étages et plus ou pour la surélévation de bâtiments urbains. Le bois intervient en structure (environ 10 % des matériaux de construction) et les fibres végétales en isolation et parements (ex. béton de chanvre). C’est la « bioconstruction », renaissance moderne, légère, compétitive et flexible des vieux colombages d’autrefois, et là encore, l’agriculture et la filière forêt-bois entrent en résonnance.
L’économie basée sur la photosynthèse, thème de votre livre, ne remplacera pas totalement les ressources non renouvelables. Jusqu’à quel taux de remplacement peut-elle aller ?
Pour l’instant le volume des matières premières renouvelables générées par la photosynthèse alimente environ 6 % de ce qu’utilise l’économie française (énergie, matériaux, chimie…). Un objectif stratégique pour la France, cohérent avec la COP 21 et avec notre transition énergétique, serait de porter ce taux jusqu’à 10 % en 2030 et à 20-25 % vers 2050. Sachons notamment que les américains, qui disposent de beaucoup d’espace, visent quant à eux à atteindre 50 % d’économie biosourcée vers 2050 ! Avec beaucoup d’efforts et de sobriété à tous les niveaux, nous pourrions peut être parvenir, en France, à 30 % d’économie biosourcée à terme, en situation post-pétrolière, mais probablement pas plus si l’on s’impose une vraie gestion durable et raisonnée de nos bioressources, tant agricoles que forestières, ou en biodéchets …
Mais pour les 70 % restants, qui manqueraient, que faire alors pour parvenir à sévrer notre civilisation du pétrole et du gaz ? Eh bien, il faudra d’abord être sobre, et se « serrer durablement la ceinture ». C’est impératif ! Il faudra aussi être inventifs, et développer par exemple l’aquaculture marine et des itinéraires de production agricoles et forestiers plus efficaces. En tout état de cause, enfin, il faudra revaloriser et promouvoir le métier d’agriculteur (que l’on qualifiera peut être de « moléculture »…), et le travail des bûcherons !
De quelle façon ?
Revaloriser le métier d’agriculteur suppose notamment que les paysans ne soient pas à chaque instant « mis en examen » face au tribunal polémique de l’opinion et des réseaux sociaux. Notre société et ses porte-parole doivent cesser d’être amnésiques et myopes, en se souvenant de ce que veut dire le mot « manquer » qui a jalonné notre histoire, jusqu’à l’après-guerre. En produisant (et il leur faudra produire beaucoup pour 10 milliards de terriens), les paysans nourrissent les hommes, protègent les territoires et amortissent le risque climatique, tout en réduisant notre déficit commercial et en créant des emplois.
« Le sens de mon livre, c’est donc aussi, dans le sillage du regretté Michel Serres, de rendre hommage aux paysans ( et aux sylviculteurs…), Ils en valent vraiment la peine ! »